Vis-à-vis

Feu d’artifice philosophique
A la découverte de Jean Brun (1919-1994)

La pensée de Jean Brun mérite attention : débusquant les faux saluts inventés par l'homme comme les errances des théologiens mordernistes, l'acuité de vue du philosophe à la verve acérée accule à la cohérence de la pensée et ouvre au respect de la révélation biblique.

Né dans une famille protestante, à Agen, en 1919, Jean Brun, après des études en Sorbonne, a enseigné à Nîmes, Bordeaux et Londres, avant de devenir professeur de philosophie à l’Université de Dijon.
Les événements de 1968, qui ont marqué sa génération, l’ont profondément affecté. Il les a considérés comme une expression de la dégradation de la civilisation et des mœurs sociales. Il avait horreur " des grands timoniers ", des façonneurs d’opinion de masse, des démagogues, à ses yeux les fléaux de la démocratie. Il aimait venir enseigner à la Faculté de théologie réformée d’Aix, dont l’atmosphère le changeait agréablement de celle dont il avait l’habitude, m’a-t-il confié un jour.

Jean Brun s’est fait connaître par les livres qu’il a écrits sur les philosophes grecs dans la collection, à large diffusion, " Que sais-je ? ". L’ouvrage sur Pascal, dans cette collection, est très révélateur, non seulement de la pensée du grand apologète du XVIIIe siècle, mais aussi de la pensée de Jean Brun ! Celui-ci a également publié de nombreux essais, tels que La nudité humaine, A la recherche du paradis perdu, Les vagabonds de l’occident, qui présentent une analyse de la recherche de sens faite par l’homme, dans laquelle il insiste sur les impasses et les échecs de la culture contemporaine. Jean Brun a aussi laissé des études plus vastes comme Vérité et christianisme ou L’Europe philosophe. Il était passionné par la pensée du Danois Soeren Kierkegaard dont la publication des œuvres complètes, en français, lui doit beaucoup.

Une tragique histoire

Pour Jean Brun, l’existence de l’homme est marquée par une cassure, celle de sa sortie du paradis perdu. L’histoire de la culture est, donc, une histoire tragique, l’homme cherchant, sans pouvoir y arriver, et par tous les moyens, à retrouver ce qu’il a perdu. Impossible quête de guérison… même espérer se guérir par soi-même est signe de maladie.
Alors, Jean Brun dénonce les faux saluts inventés par l’homme, les sauveteurs qui se multiplient mais qui ne sont pas le Sauveur, les espoirs qui ne sont pas l’Espérance, les libérations qui ne sont pas la Délivrance, les détours qui ne sont pas le Chemin, les dévoilements qui ne sont pas la Révélation et les intermédiaires qui ne sont pas le Médiateur. Jean Brun arrache, avec une verve acérée, les masques que l’homme fabrique pour cacher sa misère. Les faux saluts, il les nomme échappatoires, illusions, alibis, ersatz, leurres ou même prothèses !

Il est rare de rencontrer quelqu’un aux connaissances aussi vastes que celles de Jean Brun. Il était renseigné sur presque tout, non seulement sur l’histoire des idées mais aussi sur la peinture, la musique, l’actualité et même… sur le lieu où trouver les authentiques fromages de Roquefort ! Tout en la détestant, il était comme fasciné par la décadence de la culture de la fin du XXe siècle. Il aimait monter en épingle les incohérences d’un Sartre ou d’un Derrida, et il détestait les " intellos " parisiens.
Jean Brun n’était pas tendre non plus avec les théologiens modernistes. Comme d’autres personnalités de sa génération, Pierre Chaunu, Pierre Marcel ou Pierre Courthial, il a été marginalisé par le protestantisme officiel, car il n’était pas " dans le vent, dans le sens de l’histoire ", et il en a beaucoup souffert. Les citations suivantes le montrent : les théologiens modernistes sont des " marchands du temple qui s’affairent aujourd’hui autour des Ecritures pour les améliorer, les rectifier, les disséquer, les manipuler et les faire parler. " Pour Jean Brun, " le nom de Dieu a été tellement vidé de lui-même par des exégètes trop humains, qu’il a fini par ne plus être pris que comme un synonyme de celui qui l’utilisait ; il s’est donc finalement trouvé réduit à n’être qu’un doublet inutile de l’homme. "

Méfiez-vous des contre-façons !

Les conférences de Jean Brun étaient de véritables feux d’artifice ; leurs auditeurs ne risquaient pas de s’ennuyer, même si, parfois, ils en sortaient secoués ou choqués. Il est arrivé qu’on reproche à Jean Brun de ne pas être assez explicite dans l’affirmation de sa foi chrétienne. Sans doute formulait-il, en effet, plus de questions que de réponses dans ses écrits, dans ses exposés. Sa foi était pourtant réelle et profonde, même si on peut s’étonner, de la part d’un esprit aussi brillant, qu’il n’ait pas essayé de la structurer de façon théologique. A-t-il lu Jean Calvin ou Auguste Lecerf ? Il est difficile de l’affirmer à partir de ses écrits. L’érudit qu’était Jean Brun se méfiait des dangers de la connaissance, l’arbre de la connaissance étouffe l’arbre de la vie…

Néanmoins, pour Jean Brun, la différence entre la foi et la raison, entre la révélation et la religion, entre le vrai chemin et les fausses pistes, entre le Christ et les antichrists reste capitale. La citation suivante, qui marque la différence radicale entre les aspirations de l’homme et la vie comme don, entre l’amour païen et l’amour chrétien, est particulièrement révélatrice :

La conception païenne de l’amour fait de celui-ci une voie ascendante qui mène l’homme vers le divin et vers l’absolu. Cet amour, né en nous et de nous, se déploie comme un désir de conquête et de possession ; attiré par le beau, il est la manifestation d’une force universelle, qui à la limite s’aime elle-même. L’amour chrétien, au contraire, est un amour sans motif explicite, il n’est pas attiré par ce qui est déjà là ni par l’image d’un modèle idéal. Amour gratuit, il prend pour objet ce qui n’a aucune valeur et lui en donne une : il confère de la valeur à ce à quoi il s’adresse… retrouve dans le prochain l’image du sacré dont ce prochain et cet amour sont eux-mêmes issus. Car l’amour chrétien ne provient pas de l’homme, il vient de Dieu qui a parcouru la voie d’amour qui descend jusqu’à l’homme… L’amour selon l’Esprit est venu de plus haut que nous-même, il ne s’adresse pas à un objet charmeur mais à un pécheur, c’est la raison pour laquelle il sème avec espoir, alors même que cet espoir ne paraît pas fondé. " (1)

Paul Wells,
professeur de systématique à la FLTR

(1) Jean Brun, cité dans S. Kierkegaard, Œuvres complètes, XIV, Paris, Orante, 1980, p. XIV-XV. Pour lire plus sur Jean Brun, voir l'article accessible de Denis Moulin : " Jean Brun. Une introduction à sa pensée ", dans La Revue réformée, 2005, n°1.