Questions de foi

Si Dieu existe, pourquoi la souffrance ?
Une énigmatique coexistence

" Si Dieu existe, pourquoi la souffrance ? " Une question qui traverse tous les temps et toutes les cultures, la question de toute existence. Comment faire face à cette énigme redoutable ?

Evidemment, on ne se pose guère la question inverse : si Dieu existe, pourquoi le bonheur, la santé, le bien-être… ? On pourrait donc se lamenter de l’égoïsme rampant de l’être humain qui adresse à Dieu plus facilement des reproches que des actions de grâces, l’homme actuel et nanti plus que tous les autres avant et autour de lui.
Mais n’est-ce pas aussi le signe que, même dans nos sociétés post-modernes, on continue à associer spontanément Dieu à ce qui est positif dans l’existence ? C’est intéressant : le " bon Dieu " n’est pas si loin du " Dieu bon " de la Bible. Cette façon de voir reste bien présente parmi nos contemporains, souvent détachés de toute pratique ecclésiale quand ce n’est pas de toute vie spirituelle.
La question, cependant, demeure entière : si Dieu existe, pourquoi la souffrance ? Est-elle
davantage posée de nos jours que par le passé ? Elle traverse en fait tous les temps et toutes les cultures dans tous lieux habités. C’est la façon d’y répondre, d’y faire face qui diffère. La façon de la juguler, de canaliser une interrogation à la limite du supportable. C’est la question de toute existence, presque constitutive de l’humain. Je tends à penser que ne pas se la poser n’est un signe ni de force ni de grande foi, mais bien plutôt un manque de maturité flagrant. Une esquive, un recroquevillement.

L'insoutenable alliance de mots

Ce qui est très particulier avec cette question, c’est qu’elle joue sur deux registres : l’existentiel en affectant parfois toutes les fibres de notre être jusqu’à nous rendre malades, allergiques, névrosés. Mais aussi l’essentiel, le philosophique : le sens profond de la vie ici-bas. Elle trouve ainsi écho dans l’individu et jusque dans l’humanité entière : tous les temps et toutes les cultures dans tous lieux habités… Dans la juxtaposition des mots " Dieu " et " souffrance ", il y a donc de l’universel et du particulier, du théorique et du concret, du terre à terre et de l’éminemment spirituel.
Cela signifie qu’établir un lien, quel qu’il soit, entre Dieu et la souffrance nous fait entrer dans la sphère du relationnel. Il y a Dieu et les hommes, il y a les hommes avec d’autres hommes. Délicat d’être un bien-portant à côté de souffrants, difficile d’être en souffrance au milieu de bien-portants. Sentiments de gêne, de culpabilité, d’incompréhension, d’envie. Attitudes paternalistes, légères, méprisantes, isolantes.

Voici donc posée la question de l’étonnante –et même scandaleuse pour certains – coexistence de Dieu et de la souffrance. Elle postule une incompatibilité : l’un des deux doit, ou devrait, ne pas exister ! Ma petite expérience de chrétien engagé dans un ministère pastoral et d’aumônier en milieu hospitalier m’amène à divers constats.
Tout d’abord, l’existence de cette énigme irréductible, dont aucun terme ne peut être éliminé.
Ensuite que Dieu sans la souffrance, ce serait merveilleux ; mais surtout que la souffrance sans Dieu, c’est vraiment terrible. On est seul face à elle, comme un fétu de paille sur un océan en furie. Alors, même lorsque la nuit se fait impénétrable, le vent glacial, dans les abysses de la maladie, les angoisses du deuil. Même lorsqu’on ne peut plus parler ni prier. Cachée, tapie, en soutien, une Présence autre veille, et patiemment " relève l’indigent " (Psaume 113. 7) : nous la nommons " Dieu ". Il n’est pas venu supprimer la souffrance, mais l’habiter de sa Présence. Dire cela, c’est postuler que dans notre monde, il y a effectivement coexistence de Dieu et de la souffrance, nous ne sommes donc pas livrés à elle. Il est là, mais comme le Dieu caché par amour, quand cela est nécessaire. Prêt à rester dans l’ombre jusqu’à ce que nous puissions tourner vers lui nos regards.

La présence de Dieu

Autre constat : les larmes reconnaissantes d’une personne âgée, le regard qui se relève d’une personne en deuil, la paix qui s’installe dans une personne tout en fin de vie, une dernière main serrée avant le lâcher prise.
Je pense
à cette vieille dame qui avait eu besoin de mettre en scène sa mort pour pouvoir enfin se libérer d’une culpabilité qui la taraudait depuis la fin de la seconde guerre mondiale, dans une lutte effrayante. Et qui avait ensuite survécu quelques mois, paisible. Pour finalement programmer sa " vraie " mort : quand sa fille serait en vacances, pour que celle-ci n’en souffre pas trop sur le coup.

Je pense à ce paroissien tombé subitement dans un état semi-comateux après bien des luttes actives et qui ne réagissait plus qu’à ma voix pour recevoir une parole biblique et prier. Parti paisible, quelques heures après notre dernier moment ensemble, la main de sa femme dans la sienne.

Je pense… à cette famille très agitée aux Urgences, autour d’une jeune femme à l’agonie : de longs temps de présence en silence, les gens dans la chambre qui s’endorment sauf le mari et moi, chacun d’un côté du lit, entrant dans un dialogue sur la fin de la vie, l’espérance, partageant un psaume et recevant la paix d’en haut juste avant qu’elle s’en aille.

Je pense… à cet homme passé par un temps particulièrement difficile qui a profondément changé son regard sur un ami en situation de grande fragilité.

Je pense… à ce catéchumène trisomique qui cumulait les handicaps et qui n’avait pas son pareil pour dénicher l’essentiel, plein d’une énergie et d’une profondeur bouleversantes.

En d’autres termes, combien d’êtres croisés que la souffrance a fait cheminer vers un sens plus aigu de l’essentiel, une plus grande ouverture, une réelle compassion ou, tout simplement, une paix enfin retrouvée. A tout moment de leur existence. Difficile de ne pas penser à l’expérience spirituelle de Job (42. 2 à 6).
Dans la Bible, le Mal et son cortège de souffrances ne sont pas expliqués ; ce serait les justifier, leur donner sens. Il y a constat de cette présence énigmatique dès les origines, il y a lutte, il y a le Christ, le Souffrant et le Vivant. Cette coexistence témoigne du caractère imparfait de la vie ici-bas, de la vanité de ce monde qui soupire vers un accomplissement, de la réalité de notre faiblesse et du secours de l’Esprit, de l’amour victorieux de Dieu par son Fils mort et ressuscité (Romains 8. 22 à 39).

L'amour et l'espérance

Il y a plusieurs façons de poser pareille question que celle de Dieu et de la souffrance, allant de l’arrogance à l’humble prière.
Il y a plusieurs degrés de compréhension, en fonction de ce que l’on traverse, de l’endroit où l’on se trouve dans le tunnel sombre.
Mais il n’y a qu’une attitude légitime face aux souffrants, celle que l’on attendrait pour nous : de la compassion et un partage d’espérance.

La souffrance est toujours expérimentée par des êtres de chair et sans elle, peut-être risquons-nous de rester comme ces petits insectes, les éphémères : légers et sans consistance.
Le Christ, de façon unique à la Croix, mais aussi exemplaire dans son parcours ici-bas, a été ce grand souffrant proche des souffrants. A le suivre et à méditer certaines des paroles qui le concernent ou qu’il nous a laissées, la question du pourquoi de la souffrance semble perdre de sa consistance et de son mordant pour disparaître peu à peu de nos horizons. En voici deux auxquelles il n’y a, je crois, rien à ajouter ni non plus à retrancher.

Il était méprisé, laissé de côté par les hommes, homme de douleurs, familier de la souffrance, tel celui devant qui l’on cache son visage; oui, méprisé, nous ne l’estimions nullement.
En fait, ce sont nos souffrances qu’il a portées, ce sont nos douleurs qu’il a supportées, et nous, nous l’estimions touché, frappé par Dieu et humilié.
Il a plu l’Eternel de le briser par la souffrance. Après s’être livré en sacrifice de culpabilité, Il verra une descendance et prolongera ses jours, et la volonté de l’Eternel s’effectuera par lui.
 " ( Esaïe 53. 3 à 4 et 10)

Je vous ai dit tout cela pour que vous ayez la paix en restant unis à moi. Vous aurez à souffrir dans le monde. Mais courage! J’ai vaincu le monde! " (Jean 16. 33)

Antoine Schlüchter
Pasteur à Aix-en-Provence